Quand les Dieux Burent le Sodabi

Il y a bien longtemps, avant que les hommes ne construisent des cases et ne cultivent les champs, le ciel et la terre étaient encore étroitement liés. Les dieux et les hommes vivaient ensemble, partageant les mêmes repas, échangeant des histoires et dansant sous la lumière des étoiles.

À cette époque, les hommes buvaient de l'eau pure et mangeaient les fruits que la nature leur offrait. Mais un jour, un vieil alchimiste du nom de Kokouvi découvrit un breuvage particulier : en distillant la sève du palmier, il créa une liqueur dorée et brûlante, capable de réveiller l’âme et de réchauffer le cœur. Il appela cette boisson sodabi.

Un soir, alors que le village célébrait une grande récolte, Kokouvi décida d’offrir la première coupe de sodabi aux dieux, en espérant recevoir leur bénédiction. Mais il ne savait pas qu’en goûtant à ce breuvage, les dieux allaient changer à jamais le destin du monde.

Ce soir-là, sous un baobab centenaire, les villageois allumèrent un grand feu. Les tambours résonnaient, les danseurs tournaient sous la lumière de la lune, et l’air était empli du parfum enivrant du sodabi.

Le grand prêtre Adjakpa, gardien du temple de Legba, leva une coupe de sodabi et prononça une prière :

— "Ô grands dieux, goûtez à ce nectar que nous vous offrons. Qu’il renforce notre lien et bénisse notre terre !"

À ces mots, une brise étrange souffla à travers la clairière. Les flammes du feu vacillèrent, et un silence sacré s’abattit sur l’assemblée. Puis, dans un éclair doré, les dieux descendirent parmi les hommes.

Il y avait Hevioso, le dieu du tonnerre, aux muscles noueux et aux yeux flamboyants. Sakpata, le maître de la terre et des récoltes, vêtu de feuilles et de cauris. Agbè et Naété, les jumeaux de la mer, aux corps ondulants comme des vagues. Et enfin, Legba, le gardien des chemins, à l’éternel sourire moqueur.

Les dieux s’assirent parmi les hommes, curieux de découvrir cette boisson nouvelle.

Le premier à boire fut Hevioso. Il vida sa coupe d’un trait et laissa échapper un puissant rire qui fit trembler la terre.

— "Ce breuvage est digne des immortels !" déclara-t-il.

Sakpata prit à son tour une gorgée. Il ferma les yeux, savourant la chaleur du sodabi, puis sourit.

— "Il a le goût de la terre et du feu, de la vie elle-même."

Agbè et Naété burent ensemble, et aussitôt, les rivières et les océans semblèrent s’agiter, dansant au rythme de leur ivresse.

Legba, lui, observa la bouteille avec amusement avant d’avaler une longue rasade. Il se leva et se mit à danser, riant aux éclats.

— "Ah, mes amis, ce sodabi nous ouvre les portes d’un monde que nous ne connaissions pas !"

Et, pour la première fois, les dieux furent ivres.

L’ivresse céleste se transforma vite en chaos. Hevioso, excité par la puissance du sodabi, lança un éclair qui fendit un baobab en deux. Sakpata, dansant sans retenue, fit trembler la terre, et plusieurs cases s’écroulèrent.

Agbè et Naété déclenchèrent une pluie qui inonda les récoltes.

Seul Legba, toujours malicieux, observait le tumulte avec amusement.

Mais lorsque les hommes virent les dieux perdre le contrôle, ils prirent peur. "Si même les immortels ne peuvent maîtriser le sodabi, que deviendrons-nous ?" se demandèrent-ils.

C’est alors que Mawu, la déesse suprême, descendit des cieux. Son visage était voilé, sa voix douce mais puissante.

— "Assez !" ordonna-t-elle.

Immédiatement, les dieux retrouvèrent leurs esprits et s’agenouillèrent devant elle.

— "Vous avez goûté à un don des hommes, mais ce don est aussi une épreuve. L’ivresse n’est pas qu’un plaisir ; elle peut être une malédiction."

Les dieux baissèrent la tête, honteux de leur comportement.

Mawu se tourna alors vers les hommes.

— "Le sodabi est un cadeau, mais il ne doit jamais être bu sans respect. Désormais, il appartiendra aux mortels, mais il devra être offert aux ancêtres avant d’être consommé. Car ceux qui boivent sans mémoire du passé se condamnent à l’oubli."

Les hommes acquiescèrent. Depuis ce jour, chaque fois qu’une bouteille de sodabi est ouverte, une première goutte est toujours versée au sol en hommage aux esprits et aux ancêtres.

Quant aux dieux, ils ne revinrent plus jamais partager la boisson des hommes. Mais parfois, lorsque le sodabi coule à flots dans une fête, on dit que Legba danse parmi les convives, invisible mais rieur, veillant à ce que l’excès ne mène pas à la ruine.

Et ainsi, la légende de la nuit où les dieux burent le sodabi fut transmise de génération en génération, rappelant à chacun que l’ivresse doit toujours être accompagnée de sagesse.

Quand les Dieux Burent le Sodabi