Dans le village de Houègbo, connu pour ses grandes fêtes et sa production de sodabi, vivait un jeune homme du nom de Koffi. Il était curieux, audacieux, mais surtout… imprudent.
Depuis son enfance, il avait entendu parler du "Sodabi des Ancêtres", une liqueur légendaire que seuls les initiés pouvaient boire sans craindre les conséquences. On disait que ce sodabi, préparé selon des rituels oubliés, donnait accès à un monde invisible où seuls les esprits régnaient.
Mais nul ne savait où le trouver.
Un soir, après une longue journée de travail dans les champs, Koffi et ses amis se retrouvèrent sous le grand baobab du village pour boire du sodabi et écouter les histoires des anciens.
C’est alors que le vieux Togbé Sossa, le plus ancien distillateur du village, prit la parole :
— "Jeunes gens, écoutez bien. Il existe un sodabi que seuls les plus courageux osent boire… Mais ceux qui l’ont fait ne sont jamais revenus tout à fait les mêmes."
L’assemblée frissonna, mais Koffi, poussé par sa soif d’aventure, sourit avec arrogance.
— "Si ce sodabi existe vraiment, alors je le boirai !" déclara-t-il.
Les anciens secouèrent la tête.
— "Méfie-toi, Koffi. Ce n’est pas une simple boisson. C’est une épreuve, et rares sont ceux qui la surmontent."
Mais Koffi ne voulait pas écouter. Il était décidé à goûter le Sodabi des Ancêtres.
Tard dans la nuit, alors que la lune était haute, Koffi se rendit chez Togbé Sossa et frappa à sa porte.
— "Vieil homme, donne-moi ce sodabi. Je suis prêt."
Le vieux distillateur le fixa longuement, puis soupira. Il disparut dans l’ombre de sa case et revint avec une bouteille noire, scellée par une cordelette de cauris.
— "Prends-la," dit-il. "Mais souviens-toi : une fois la première gorgée avalée, tu devras accomplir ton voyage. Et peu importe ce que tu verras, tu ne devras jamais abandonner."
Koffi prit la bouteille, excité, et s’éloigna dans la nuit.
Sans attendre, il s’assit sous le baobab et ouvrit la bouteille. Une odeur puissante, enivrante, emplie de mystère, s’en échappa.
Il porta la bouteille à ses lèvres et but une longue gorgée.
Aussitôt, le monde vacilla.
Les arbres se mirent à danser sous un vent inexistant, les étoiles semblèrent chuter du ciel, et une brume épaisse l’enveloppa.
Quand il ouvrit à nouveau les yeux, il n’était plus à Houègbo.
Il se trouvait dans une plaine silencieuse, où le sol était aussi noir que la nuit et le ciel traversé par d’étranges lumières mouvantes. Autour de lui, des ombres flottaient, murmurant des mots qu’il ne comprenait pas.
— "Où suis-je ?"
Une voix s’éleva derrière lui.
— "Tu es dans le Pays des Ombres, là où les âmes des buveurs insouciants se perdent."
Il se retourna et vit un homme vêtu de blanc, le regard perçant et sévère.
— "Qui es-tu ?" demanda Koffi.
— "Je suis Agbota, le Gardien du Passage. Tu as bu le Sodabi des Ancêtres. Maintenant, tu dois prouver que tu es digne de revenir chez les vivants."
Agbota leva une main, et soudain, le paysage changea. Koffi se retrouva devant une rivière sans fin, dont l’eau était noire comme l’encre.
— "Première épreuve : traverse cette rivière sans te noyer."
Koffi sentit son cœur battre plus fort. Il trempa un pied dans l’eau glaciale et commença à avancer. Mais à peine avait-il fait quelques pas que des mains invisibles saisirent ses chevilles et tentèrent de l’attirer au fond.
— "Je ne céderai pas !" cria-t-il, luttant contre les forces qui voulaient l’engloutir.
Il continua d’avancer, malgré le poids qui semblait vouloir l’écraser, et atteignit enfin l’autre rive, épuisé mais debout.
— "Tu as réussi," dit Agbota. "Mais l’épreuve n’est pas finie."
Le paysage changea à nouveau. Cette fois, il se tenait devant un immense feu, dont les flammes bleues dansaient sans émettre de chaleur.
— "Deuxième épreuve : traverse ce feu sans crier."
Koffi sentit la peur monter en lui. Mais il se rappela les paroles de Togbé Sossa : "Peu importe ce que tu verras, tu ne devras jamais abandonner."
Il serra les poings et avança dans les flammes.
Une douleur indescriptible le traversa, mais il garda la bouche fermée. Quand il atteignit l’autre côté, son corps était intact, mais son esprit avait changé.
— "Dernière épreuve," annonça Agbota.
Devant Koffi apparut une bouteille identique à celle qu’il avait bue.
— "Bois, et choisis ton destin."
Koffi hésita. Et s’il se retrouvait prisonnier du Pays des Ombres pour toujours ?
Mais alors, il comprit. Le sodabi n’était pas une malédiction. Il était une porte entre les mondes.
Il porta la bouteille à ses lèvres et but une dernière gorgée.
Quand il ouvrit les yeux, il était de retour sous le baobab, la bouteille vide à ses côtés.
Le vieux Togbé Sossa était là, le regard empli de fierté.
— "Tu es revenu," dit-il.
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