Il y a bien longtemps, dans un village reculé du royaume d’Abomey, vivait un vieux sorcier du nom de Togbé Sossa. C’était un homme respecté et craint, car il connaissait les secrets du Fâ, les prières des ancêtres et les formules magiques que seuls les initiés pouvaient comprendre.
Mais Togbé Sossa avait un vice : il aimait le sodabi plus que tout. Chaque soir, il s’enfermait dans sa case, versait la liqueur dorée dans un gobelet en calebasse et buvait jusqu’à entendre les esprits murmurer dans la nuit.
Un jour, alors qu’il rentrait d’une cérémonie vaudou, il croisa un vieil étranger assis sous un grand baobab. L’homme portait un pagne rouge et une coiffe ornée de perles. Son regard était perçant, presque inhumain.
— "Togbé Sossa, je connais ta faiblesse. J’ai un sodabi comme tu n’en as jamais goûté. Une seule gorgée et tu connaîtras des choses que nul mortel ne peut imaginer."
Intrigué, le sorcier s’approcha. L’étranger sortit une petite bouteille sculptée dans du bois d’ébène. Un parfum envoûtant en émanait, une odeur sucrée et enivrante.
— "Que veux-tu en échange ?" demanda Togbé Sossa.
— "Rien… pour l’instant. Bois, et tu verras."
Le sorcier, avide de nouvelles expériences, porta la bouteille à ses lèvres. Dès la première gorgée, une chaleur brûlante envahit son corps. Ses yeux se voilèrent et, soudain, il fut projeté dans un autre monde.
Togbé se retrouva dans une immense plaine où le ciel était rouge sang. Devant lui se dressait une grande ville aux maisons d’or, mais le sol était fait d’ossements blanchis. Des esprits, vêtus de robes blanches, chantaient des incantations étranges.
— "Où suis-je ?" murmura-t-il.
Une voix résonna :
— "Tu es dans le royaume des âmes perdues, là où ceux qui ont abusé des dons des ancêtres errent pour l’éternité."
Togbé comprit alors que le sodabi qu’il avait bu n’était pas ordinaire. Il l’avait lié à un pacte dont il ne connaissait pas encore le prix.
Soudain, une silhouette apparut devant lui. C’était son père, mort depuis trente ans.
— "Fils, tu as trop bu, trop voulu. Les esprits t’ont donné un savoir que tu ne devrais pas posséder. Retourne avant qu’il ne soit trop tard."
Togbé voulut reculer, mais une force invisible le retenait.
— "Le sodabi maudit t’appartient désormais. Chaque fois que tu le boiras, il te volera un peu de ton âme."
Le sorcier hurla, suppliant qu’on le libère.
Quand Togbé Sossa se réveilla, il était allongé devant le baobab. L’étranger avait disparu, mais la bouteille était encore là. Tremblant, il la jeta au sol, mais le liquide ne se renversa pas.
Dès lors, chaque nuit, il était hanté par des cauchemars où des ombres murmuraient son nom. Son corps s’affaiblissait à mesure qu’il buvait, mais l’envie était irrésistible.
Les villageois remarquèrent son changement. Son teint s’assombrit, ses yeux perdirent leur éclat. Les enfants fuyaient à sa vue.
Un jour, Maman Dossou, la grande prêtresse du village, vint le voir.
— "Togbé, tu as été maudit. Seul un sacrifice peut te sauver. Es-tu prêt à affronter ton destin ?"
Le sorcier savait qu’il devait se débarrasser du sodabi maudit, mais il en était prisonnier. Il accepta alors de suivre Maman Dossou au temple du serpent Dan.
Dans le sanctuaire, la prêtresse fit un cercle de craie blanche et invoqua les esprits protecteurs.
— "Toi, Togbé Sossa, si tu veux être libéré, verse cette liqueur sur l’autel de Dan."
Togbé trembla. Il ouvrit la bouteille et, à contrecœur, la renversa.
Dès que la dernière goutte toucha la pierre sacrée, un vent violent souffla à travers le temple. Un cri strident résonna et la bouteille éclata en mille morceaux.
Togbé s’effondra. Quand il ouvrit les yeux, il sentit une légèreté qu’il n’avait pas connue depuis longtemps.
— "Tu es libre," déclara Maman Dossou.
Dès ce jour, Togbé Sossa ne toucha plus jamais une goutte de sodabi. Il consacra le reste de sa vie à mettre en garde les jeunes contre les excès et les pièges des esprits.
Quant à la bouteille maudite, elle disparut… mais on raconte qu’un jour, un autre homme avide de pouvoir pourrait la retrouver.
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