Il y a bien longtemps, dans le puissant royaume d'Abomey, régnait un roi respecté et craint de tous : Roi Agossou. Sage et stratège, il gouvernait son peuple avec fermeté, veillant à la prospérité de son royaume. Mais s’il y avait une chose qu’Agossou aimait plus que le pouvoir, c’était le sodabi, cette liqueur forte extraite du vin de palme et distillée avec soin par les meilleurs artisans du royaume.
On disait qu’aucun homme ne pouvait rivaliser avec le roi dans l’art de boire. Chaque soir, il réunissait ses guerriers, ses griots et ses conseillers autour d’une grande jarre de sodabi, célébrant les victoires et les alliances du royaume.
Mais un jour, un mystique vieil homme apparut à la cour. Il portait un pagne en écorce et ses yeux brillaient comme des braises sous le soleil.
— "Roi Agossou, je viens avec un présent rare. Un sodabi que nul homme n’a encore goûté."
Intrigué, le roi fit un geste pour que le vieil homme s’approche. Celui-ci posa une bouteille sculptée dans du bois de baobab devant lui.
— "Ce sodabi, Majesté, vient des profondeurs de la forêt sacrée. Il est distillé avec des feuilles interdites, connues seulement des esprits. Une seule goutte, et vous connaîtrez des secrets oubliés."
Le roi, fasciné, prit la bouteille et huma son contenu. L’arôme était puissant, enivrant, presque irréel.
Mais les anciens du palais murmurèrent entre eux. L’un d’eux, un vieux prêtre du vaudou Legba, s’inclina et avertit le roi :
— "Majesté, ce sodabi n’appartient pas aux hommes. Il est sacré, peut-être même maudit. Ne le buvez pas."
Le roi éclata de rire.
— "Moi, Agossou, redouter une simple bouteille de sodabi ? Ce n’est qu’une boisson, et je suis le roi ! Rien ne peut m’arrêter."
Il leva la bouteille et en but une longue gorgée.
Aussitôt, le silence tomba sur la salle. Le roi resta figé. Ses yeux se voilèrent et son corps se raidit.
Puis, soudain, un vent violent balaya la pièce. Les torches s’éteignirent et une voix grave résonna dans les airs :
— "Toi qui oses boire le breuvage des esprits, sois prêt à affronter ton destin !"
Un tourbillon de poussière et de feuilles emporta le roi, et en un instant, il disparut sous les regards horrifiés de sa cour.
Le roi se réveilla dans un lieu inconnu. Il était dans une immense forêt, plus dense et plus sombre que toutes celles qu’il avait vues auparavant. De grands arbres aux troncs dorés l’entouraient, et des lueurs dansaient dans l’air comme des feux follets.
Il avança prudemment, entendant des murmures dans les feuillages. Puis, devant lui, une immense silhouette apparut.
C’était l’Esprit de la Forêt, un être mi-homme, mi-arbre, aux yeux perçants et à la peau couverte d’écorce.
— "Roi Agossou, tu as bu ce qui ne t’appartenait pas. Pourquoi as-tu défié les lois du monde invisible ?"
Le roi s’agenouilla, comprenant que sa vie était en jeu.
— "Je ne savais pas... J’ai été orgueilleux. Grand Esprit, épargnez-moi et je réparerai mon erreur."
L’Esprit le fixa longuement, puis déclara :
— "Tu pourras retourner parmi les tiens, mais en échange, tu devras faire un vœu solennel : plus jamais toi ni tes descendants ne boirez le sodabi avec excès. Si tu brises cette promesse, ton royaume tombera."
Le roi jura sur son honneur. L’Esprit souffla doucement et un vent chaud enveloppa Agossou.
Quand il ouvrit les yeux, il était de retour dans son palais. Ses guerriers et conseillers, effrayés, se prosternèrent devant lui.
Dès cet instant, le roi déclara :
— "Plus jamais je ne boirai le sodabi avec excès. Que tous ceux qui dirigent ce royaume fassent de même ! Le sodabi est un cadeau, mais il ne doit pas être un maître."
Le village tout entier respecta cette règle. Les fêtes continuèrent, mais avec sagesse et modération.
Et ainsi, pendant des générations, la lignée d’Agossou régna avec justice, sans jamais oublier que l’ivresse est un piège et que l’orgueil peut ouvrir des portes interdites.
Mais certains racontent qu’un jour, un descendant brisera peut-être le serment… et alors, l’Esprit de la Forêt reviendra réclamer son dû.
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