Le Pacte des Distillateurs et le Serment des Ancêtres

Dans le royaume d'Abomey, au cœur du Bénin, existait un petit village nommé Avassou, célèbre pour son sodabi d’une pureté inégalée. Chaque année, les meilleurs distillateurs se rassemblaient pour produire cette liqueur de feu qui réchauffait le cœur et honorait les esprits.

Mais peu de gens connaissaient le secret derrière ce sodabi unique. Il y avait longtemps, les ancêtres avaient passé un pacte sacré avec les esprits du palmier et du feu, afin que leur sodabi ne soit jamais empoisonné, que son goût reste inégalé et que la prospérité accompagne toujours ceux qui le produisaient avec respect.

Mais ce pacte reposait sur une seule règle inviolable : "Jamais un distillateur ne doit produire du sodabi par avidité ou dans le mépris des traditions."

Chaque année, avant la première distillation, les maîtres distillateurs devaient se rendre au pied du grand Baobab des Ancêtres. Là, le plus ancien d’entre eux récitait l’incantation sacrée :

— "Nous, fils et filles d’Avassou, faisons le serment devant les esprits ! Le sodabi sera toujours pur, jamais il ne servira à la tromperie ou à la destruction."

Puis, ils versaient une première coupe de sodabi sur les racines du baobab, afin que les esprits boivent les premières gouttes avant que les hommes n’en prennent une seule.

Tant que ce serment était respecté, le sodabi d’Avassou était le plus recherché du Bénin.

Mais vint un jour où un homme rompit ce pacte.

Dans le village vivait un jeune distillateur ambitieux nommé Koundé. Il savait produire un bon sodabi, mais cela ne lui suffisait pas. Il voulait plus d’or, plus de terres, plus de reconnaissance.

Une nuit, au lieu de respecter la coutume et d’offrir la première coupe aux ancêtres, il la versa derrière sa case en riant :

— "Que feront ces esprits ? Me punir pour une goutte de sodabi ?"

Puis, il vendit son sodabi en grande quantité, dilué avec de l’eau et du miel, trompant ses clients et s’enrichissant rapidement.

Bientôt, Koundé devint l’homme le plus riche du village. Mais il ne savait pas que son acte avait éveillé la colère des esprits.

Une nuit, alors que Koundé dormait, un bruit étrange le réveilla. Il tendit l’oreille.

Les bouteilles de sodabi, alignées dans sa case, chuchotaient entre elles.

— "Il a rompu le serment…"

— "Il a volé ce qui nous revient…"

— "Il doit payer."

Pris de panique, Koundé se leva et courut dehors. Mais à sa grande horreur, le village entier était plongé dans un silence surnaturel.

Les feux des cases s’étaient éteints, les chiens ne hurlaient plus, même le vent avait cessé de souffler.

Puis, une ombre gigantesque se matérialisa devant lui. C’était l’esprit du Baobab des Ancêtres, sa silhouette formée de racines tressées et d’une brume épaisse.

— "Koundé, tu as brisé le pacte !" gronda une voix semblable au tonnerre.

Koundé tomba à genoux.

— "Pardonnez-moi, Esprits ! Je ne savais pas… Je ne voulais que prospérer !"

— "L’avidité t’a aveuglé. Mais nous allons te donner une dernière chance."

L’esprit leva une main de brume et soudain, une grande jarre de sodabi apparut devant Koundé.

— "Bois cette coupe et tu connaîtras la vérité. Mais prends garde, car ce que tu verras changera ton destin à jamais."

Tremblant, Koundé prit la calebasse et avala le liquide brûlant.

Aussitôt, une vision l’envahit. Il vit le premier distillateur d’Avassou, en train de conclure le pacte avec les esprits. Il vit aussi ceux qui avaient osé le briser avant lui… et tous avaient connu une fin tragique.

Enfin, il vit son propre reflet… mais il n’était plus humain. Son corps était en train de se transformer en brume, prêt à disparaître dans l’oubli.

Horrifié, il lâcha la calebasse.

— "Non ! Je veux vivre ! Je veux réparer mon erreur !"

L’esprit du Baobab recula et déclara :

— "Alors écoute bien, Koundé. Dès aujourd’hui, tu devras restituer tout ce que tu as gagné malhonnêtement. Tu enseigneras aux jeunes distillateurs l’importance du serment et tu n’oublieras plus jamais ceux qui t’ont précédé."

— "Et si je refuse ?" demanda Koundé d’une voix tremblante.

— "Alors la prochaine fois que tu boiras du sodabi… ce sera ta dernière gorgée."

Un vent violent souffla, et l’esprit disparut.

Le lendemain, Koundé réveilla tout le village et confessa ses fautes. Il rendit ses richesses et enseigna à tous l’importance du pacte des distillateurs.

Dès ce jour, plus jamais le sodabi d’Avassou ne fut produit sans offrande ni sans respect des esprits.

Et l’on dit que, chaque année, lorsque les distillateurs font couler les premières gouttes de sodabi sur les racines du grand baobab, un murmure doux s’élève dans le vent, comme un chant ancestral qui veille sur ceux qui respectent le serment.

Mais si jamais un homme osait rompre à nouveau le pacte… alors, une nuit, ses bouteilles commenceraient à chuchoter à nouveau.

Le Pacte des Distillateurs et le Serment des Ancêtres