La Nuit où le Sodabi Parla

Il y a bien longtemps, dans le village de Gbékon, vivait un homme du nom de Yawovi. C’était un maître distillateur de sodabi, connu dans toute la région pour produire la liqueur la plus pure et la plus enivrante. Son secret résidait dans un rituel ancestral transmis par son grand-père : il ne distillait jamais sans offrir une goutte aux esprits de la forêt.

Mais avec le temps, Yawovi devint orgueilleux. Il se mit à croire que son talent seul suffisait à produire le meilleur sodabi. Il cessa les offrandes et riait quand les anciens lui rappelaient que l’oubli des traditions pouvait attirer la colère des esprits.

— "Les esprits ne boivent pas de sodabi, c’est nous qui le buvons !" disait-il en éclatant de rire.

Les anciens secouaient la tête, mais personne n’osait défier un homme aussi riche et respecté.

Puis vint la nuit où le sodabi parla.

Ce soir-là, Yawovi organisa une grande fête pour célébrer une récolte exceptionnelle. Dans sa cour, les tambours résonnaient, les danses s’enchaînaient, et les calebasses de sodabi circulaient sans fin.

Mais alors qu’il remplissait une bouteille pour lui-même, une voix grave et profonde résonna dans la nuit :

— "Yawovi… As-tu oublié ceux qui étaient là avant toi ?"

Il sursauta et regarda autour de lui. Les convives continuaient à danser et à boire comme si de rien n’était. Il pensa que c’était l’effet du sodabi et haussa les épaules.

Mais quand il porta la bouteille à ses lèvres, il entendit à nouveau :

— "Tu as pris, mais tu n’as jamais rendu. Ce soir, nous reprenons notre dû."

Cette fois, Yawovi lâcha la bouteille, qui roula sur le sol. Le liquide s’écoula lentement, formant un étrange symbole dans la poussière.

Puis, un vent glacial traversa la cour. Les torches vacillèrent, et le silence tomba brusquement sur la fête.

Une des bouteilles, placée au centre de la table, se mit à trembler. Puis, sous les yeux ébahis de l’assemblée, elle s’éleva doucement dans les airs.

Une voix ancienne, rauque et puissante, en sortit :

— "Vous avez bu notre sang, mais vous avez oublié de le remercier. Ce sodabi n’appartient pas aux hommes seuls. Il est le souffle de la terre, le fruit du palmier, la mémoire des ancêtres."

Les invités reculèrent, terrifiés. Certains prirent leurs jambes à leur cou et fuirent dans la nuit.

Mais Yawovi, paralysé par la peur, resta figé.

— "Qui… Qui êtes-vous ?" balbutia-t-il.

La bouteille tournoya lentement avant de se poser devant lui.

— "Nous sommes ceux que tu as oubliés. Tu as rompu l’équilibre. Maintenant, il est temps de réparer."

Un vent invisible s’éleva et porta Yawovi au centre de la cour. Il tenta de fuir, mais ses pieds semblaient cloués au sol.

Tout à coup, il se retrouva ailleurs. Il n’était plus à Gbékon, mais au cœur d’une forêt sombre et silencieuse. De grands arbres millénaires l’entouraient, et tout sentait la terre humide et le bois brûlé.

Devant lui apparut une silhouette : un vieil homme à la peau luisante et aux yeux semblables à des braises. Il portait un collier de cauris et un bâton sculpté.

— "Reconnais-tu ton erreur, Yawovi ?"

— "Je… Je ne voulais pas offenser les esprits…"

Le vieil homme le fixa longtemps avant de répondre :

— "Alors bois. Bois cette calebasse et offre enfin ce qui est dû."

Il tendit une calebasse remplie d’un sodabi qui semblait scintiller sous la lueur de la lune.

Yawovi savait qu’il ne pouvait plus reculer. Tremblant, il porta la calebasse à ses lèvres et but lentement. Le liquide était à la fois doux et brûlant, sucré et amer.

Aussitôt, il sentit un changement en lui. Il entendait des voix, des rires anciens, des chants de ceux qui avaient foulé cette terre bien avant lui. Il comprenait enfin.

Il tomba à genoux.

— "Je promets de ne plus jamais oublier. Désormais, chaque bouteille de sodabi portera une offrande aux esprits."

Le vieil homme sourit et, dans un souffle, disparut.

Yawovi ouvrit les yeux et se retrouva dans sa cour, entouré de ses invités terrifiés. Il était trempé de sueur, mais il était vivant.

La bouteille qui avait flotté dans les airs était maintenant posée sur la table, intacte.

Sans dire un mot, il la prit et versa une petite quantité de sodabi sur le sol. Puis il leva sa calebasse et déclara :

— "À ceux qui étaient là avant nous, à ceux qui nous protègent encore, à ceux qui veillent sur cette terre !"

Les anciens hochèrent la tête, et les convives l’imitèrent, versant eux aussi une goutte de sodabi en hommage aux esprits.

Depuis ce jour, Yawovi continua de produire son sodabi, mais jamais plus sans faire une offrande aux ancêtres et aux esprits de la forêt.

Et si jamais quelqu’un, pris d’orgueil, oubliait cette tradition… on racontait que, lors d’une nuit de fête, une bouteille commencerait à parler à nouveau.

La Nuit où le Sodabi Parla