La Femme qui Murmurait aux Bouteilles de Sodabi

Il y a bien longtemps, dans un village reculé du Bénin, vivait une femme nommée Mawulè. Elle était différente des autres. Tandis que les femmes du village tissaient des pagnes, cultivaient le manioc ou allaient chercher de l’eau au fleuve, Mawulè passait ses journées à écouter… des bouteilles.

Oui, des bouteilles.

Dans sa petite case, elle conservait des dizaines de bouteilles de sodabi, soigneusement alignées sur des étagères de bois. Mais ce n’étaient pas de simples bouteilles. Chacune contenait une histoire, une voix, un secret du passé.

On disait que, lorsqu’elle fermait les yeux et posait ses mains sur le verre froid, elle pouvait entendre les voix des ancêtres, les rires des fêtes d’autrefois et même les soupirs des hommes ayant trop bu.

Les villageois la craignaient et la respectaient à la fois. Certains disaient qu’elle était une sorcière, d’autres qu’elle était une messagère des esprits. Mais tous savaient que quiconque voulait connaître une vérité cachée devait s’adresser à Mawulè, la femme qui murmurait aux bouteilles de sodabi.

Un jour, un étranger du nom de Kodjo arriva au village. Il était grand, robuste, et portait un grand sac de voyage sur son dos.

— "Je cherche Mawulè," dit-il en entrant sur la place du marché.

Un silence tomba. Les villageois se regardèrent. Finalement, une vieille femme pointa du doigt une case située à l’orée de la forêt.

Kodjo s’y rendit et trouva Mawulè assise sur un tabouret, nettoyant délicatement une bouteille avec un chiffon blanc.

— "Je veux que tu écoutes une bouteille pour moi," déclara-t-il en posant une vieille bouteille de sodabi sur le sol.

Mawulè l’observa attentivement. L’objet était ancien, couvert de poussière et de symboles gravés à la main.

— "Où as-tu trouvé ceci ?" demanda-t-elle d’une voix grave.

Kodjo détourna les yeux.

— "Ce n’est pas important. Dis-moi simplement ce que tu entends."

Mais Mawulè savait reconnaître une bouteille volée. Elle posa ses mains sur le verre et ferma les yeux.

Soudain, un souffle glacial traversa la pièce. Une voix faible mais menaçante s’éleva de la bouteille :

— "Celui qui vole le sang de la terre connaîtra la malédiction du feu."

Mawulè ouvrit brusquement les yeux et regarda Kodjo avec intensité.

— "Cette bouteille appartient aux esprits. Elle n’aurait jamais dû quitter son sanctuaire."

Kodjo pâlit.

— "Je… Je ne voulais pas de mal. J’ai trouvé cette bouteille dans une grotte, au pied du grand iroko de la forêt de Zoun."

Mawulè secoua la tête.

— "Tu n’as pas trouvé cette bouteille. C’est elle qui t’a trouvé. Maintenant, elle réclame son dû."

Soudain, la bouteille se mit à trembler. Un liquide noir en suinta et une épaisse fumée s’éleva dans la case. Kodjo tomba à genoux, suffoquant.

Mawulè savait que l’esprit enfermé dans cette bouteille était un ancien génie, un gardien du sodabi sacré, distillé par les prêtres du vaudou.

— "Il n’est pas trop tard pour briser la malédiction," murmura-t-elle.

Kodjo leva les yeux, paniqué.

— "Que dois-je faire ?"

Mawulè prit la bouteille, la scella avec un morceau de tissu imbibé d’huile de palme et prononça une incantation :

— "Esprit ancien, nous rendons ce qui t’appartient. Pardonne à celui qui a fauté."

Puis elle tendit la bouteille à Kodjo.

— "Retourne à la grotte et remets cette bouteille exactement là où tu l’as trouvée. Si tu le fais avant la prochaine pleine lune, les esprits te laisseront la vie sauve."

Kodjo hocha frénétiquement la tête, saisit la bouteille et courut hors de la case.

Trois jours plus tard, Kodjo revint, amaigri et marqué par le voyage.

— "J’ai remis la bouteille à sa place," souffla-t-il.

Mawulè l’observa longuement, puis lui tendit une petite calebasse remplie de sodabi clair.

— "Bois. Ce sodabi lavera ton âme et fermera la porte entre toi et les esprits."

Kodjo but et sentit une chaleur douce envahir son corps. Pour la première fois depuis des jours, il sentit la peur s’éloigner.

Avant de partir, il demanda à Mawulè :

— "Qui étais-tu avant de devenir celle qui écoute les bouteilles ?"

Mawulè sourit, un regard perdu dans le lointain.

— "Il y a longtemps, j’ai fait une erreur semblable à la tienne. Mais au lieu de fuir, j’ai appris à écouter. Depuis ce jour, les bouteilles me parlent et me guident. Elles sont la mémoire des esprits et des hommes."

Kodjo s’inclina respectueusement avant de s’éloigner.

Et ainsi, Mawulè continua à veiller sur les bouteilles de sodabi, écoutant leurs murmures, protégeant leurs secrets et guidant ceux qui osaient trop s’approcher des mystères du monde invisible.

On raconte encore aujourd’hui qu’au marché de Zoun, si vous apportez une vieille bouteille de sodabi à une femme assise à l’ombre d’un baobab, elle pourra vous raconter l’histoire qu’elle renferme… mais à vos risques et périls.

La Femme qui Murmurait aux Bouteilles de Sodabi